
J’étais âgée de 12 ans quand mes parents se sont séparés. Je me souviens d’avoir été la première dans mon petit groupe d’amies à devoir vivre avec cette réalité. L’annonce de la séparation est à la fois vague et précise, mais je me rappelle que cette douleur qui m’affligeait est demeurée intacte pendant de nombreuses années. Je ne pouvais pas croire que mon noyau si précieux venait d’exploser sous mes yeux. Rapidement, maman et papa se sont donnés à d’autres mains, desquelles je ne voulais rien recevoir et, étrangement, je peux dire que c’était réciproque. Ces personnes non plus ne voulaient rien savoir de moi. Ma petite soeur, qui avait cinq ans à peine, attirait déjà plus de sympathie que moi.
Je venais de célébrer mes 16 ans quand ma mère a fini par trouver l’homme avec qui elle allait de nouveau se marier. Dès notre première rencontre, j’ai compris que ça ne serait pas simple avec lui. Je crois même l’avoir craint sur-le-champ. Imposant, contrôlant, ayant raison sur tout et sur rien ; pourtant, ma mère n’avait d’yeux que pour lui et très peu pour nous, ses enfants. Rapidement, des conflits ont éclaté entre lui et moi. Parce que j’avais mal rincé le verre de vin ou parce que j’avais laissé traîner une paire de bas dans ma chambre. Il me faisait de plus en plus peur et se servait de ma vulnérabilité pour briser le peu d’estime que j’avais de moi. Je me souviens de cette fois où, en allant me reconduire à l’école, il s’était mis à m’insulter parce que je sentais le parfum. Il m’avait finalement laissée en plan avant d’arriver à destination, comme un déchet qu’on jette sur le bord de la route. J’avais de moins en moins envie de vivre cette vie qu’on m’imposait. Heureusement, même si ma famille devenait de plus en plus dysfonctionnelle, je pouvais compter sur le soutien d’une adulte en qui j’avais confiance. J’avais développé, depuis toute petite, une relation très forte avec la soeur de ma mère. Elle était devenue ma confidente, celle qui me donnait espoir et qui me jurait que demain, ça irait mieux. Je voulais partir, espérer autre chose. J’allais parfois ventiler dans le bureau de la travailleuse sociale de l’école. Sans le dire à ma mère, je cherchais une solution pour sortir de l’enfer. Parce que oui, c’était l’impression que j’avais. Vivre aux côtés de cet homme violent, qui m’avait prise en grippe, fragilisait de plus en plus l’adolescente que je tentais de devenir.
Je me souviens de ce soir d’hiver plutôt hostile de la fin du mois de mars. Je sortais de la douche, j’avais à peine eu le temps d’enfiler mon pyjama. Encore dans la salle de bain, je l’entendais hurler des mots qui, je le savais, s’apprêtaient à tout faire basculer. L’école avait appelé ma mère. Elle voulait savoir pourquoi j’avais sauté la troisième période de cours ce jour-là. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas menti : j’étais allée voir la travailleuse sociale parce que j’étais malheureuse et que je n’en pouvais plus de cette vie. Il s’est mis alors à hurler encore plus fort et à me pourchasser afin de me faire sortir de notre appartement. Il m’a accompagnée jusqu’à la sortie : « Tu veux sacrer ton camp de chez moi ? Ben, sacre ton camp ! » qu’il m’a dit. Je crois que j’avais réussi à mettre mes pantoufles avant de sortir de l’appartement. Heureusement, car une petite neige était tombée ce soir-là. En l’espace de quelques secondes ou de quelques minutes tout au plus, j’avais réussi à m’éloigner de chez moi pour appeler ma tante à frais virés. Je n’ai plus jamais remis les pieds dans cet endroit.
Trois ans se sont écoulés avant que ma mère me rappelle. Trois ans à tenter d’accepter qu’elle ne serait plus là, à faire mon deuil de sa présence. Puis, un message reçu sur ma boite vocale. Elle disait : « Rappelle-moi s’il te plait. » J’avais 19 ans. Les années qui ont suivi ont été celles d’une reconstruction sans fin. Plusieurs retours à la case départ ont été nécessaires avant d’arriver à destination. Plusieurs thérapies pour tenter de dénouer le passé, pour ne pas répéter les mêmes erreurs que mes parents avaient faites, et pourtant…
La vie m’a donné le privilège d’être mère à mon tour. De pouvoir donner, deux fois plutôt qu’une, ce que j’avais tant espéré recevoir. De l’amour, une stabilité, de la joie et de la bienveillance. J’allais m’efforcer de tout offrir à mes deux enfants, Émile et Alice. Ils ne pourraient jamais me reprocher de les avoir négligés. Après 14 ans de vie de couple, celle-ci allait exploser à son tour. Détruire ce que j’avais tant espéré garder intact me faisait souffrir au plus haut point. Ma famille allait, elle aussi, exploser. J’allais infliger à mes enfants des souffrances que je connaissais trop bien. J’avais si peur des dommages collatéraux. Il ne faut pas faire l’autruche : une séparation, même si elle se déroule de manière harmonieuse, laisse des cicatrices.
On a eu beau me prévenir, j’ai longtemps cru que je serais ce parent épargné par les tourments de l’adolescence. Hélas, la tempête allait bel et bien frapper chez moi, et mon garçon m’en ferait voir de toutes les couleurs. C’est en tentant de garder la tête hors de l’eau, pour éviter un naufrage, que je me suis mise à chercher de l’aide. Malheureusement, j’ai rapidement pris conscience que peu de ressources sont mises à notre disposition pour affronter ce chaos. En fait, en effectuant des recherches sur cette période charnière qu’est la fameuse crise d’adolescence, j’ai trouvé tout plein de livres sur la maternité, le post-partum, la santé mentale des femmes avant, pendant et après la grossesse, mais rien sur ces enfants qui, une fois ados, dérapent et laissent leurs parents seuls dans la tempête.
Pour briser la solitude à laquelle nous faisons face et pour ouvrir la discussion sur un sujet qui semble encore tabou, j’ai eu envie de partir à la rencontre des parents qui souffrent souvent en silence. Comme je l’ai moi-même vécu…À mon grand étonnement, ceux-ci n’ont pas hésité longtemps avant de me donner leur accord pour que leurs histoires vous soient racontées. Probablement parce qu’ils ont senti que je les comprenais au plus profond de mes tripes, et que quelqu’un allait enfin prendre le temps de les écouter sans les juger.
Parce qu’être parent d’un ado qui dérape est une source infinie de stress, de peur, de culpabilité, d’impuissance et d’incompréhension. Parce que le père ou la mère dont l’ado dérape a trop souvent l’impression d’avoir failli à sa tâche, il a honte et il se pose la question : « Et si j’étais vraiment un mauvais parent ? »
Quand mon ado dérape – Guide de survie pour parents démunis
Par Valérie Guibbaud